Interview Vincent Callebaut - Inne Mertens
Brussels 2023
Belgium
Avec la transition énergétique naît l'opportunité de réimaginer nos villes. Sur cela, la CEO du gestionnaire du réseau de distribution de gaz et d'électricité (GRD) bruxellois Sibelga, Inne Mertens, et l'architecte international Vincent Callebaut sont d'accord.
Mais en raison des positions qu'ils occupent, l'un dans les tours du monde entier et l'autre dans les entrailles de Bruxelles, ils n'approchent pas la révolution à venir de la même manière. D'où le besoin de plus en plus pressant de se concerter, dès la conception des projets immobiliers et urbanistiques.
"Sibelga ne peut pas créer le plan de demain tout seul. Nous avons besoin des pouvoirs publics, du monde académique, des architectes, des citoyens, de tous les acteurs de marché. Nous ne sommes qu'un maillon de la chaîne", prévient Inne Mertens. "Il faudrait un grand think tank interdisciplinaire pour dessiner le Bruxelles de demain", résume Vincent Callebaut.
Rapprocher les acteurs à mesure que leurs réalisations se connectent, voilà la base commune aux deux intervenants.
Vincent Callebaut n'a pas de projet en cours à Bruxelles, mais il connait les défis des grandes villes. Entre Taïwan, Cebu (Philippines), Dubaï et, surtout Paris, l'homme cherche avec son cabinet à appliquer sa vision d'une ville en circuit court, interconnectée, indépendante et plus verte. "À Bruxelles, le mouvement moderne en marche depuis l’après-guerre a créé la ville fonctionnelle. C'est-à-dire qu'on a mis tous les bureaux dans un quartier monofonctionnel, on a 'muséifié' le centre-ville, on a mis les immigrés d’un côté, les quartiers européens de l’autre, on a clivé la population. tous les problèmes que l’on connait aujourd’hui découlent de cela", dit-il.
"Ce qu'on essaye de faire, c'est d'imaginer la ville du quart d’heure centrée sur l'humain et la solidarité. C’est-à-dire celle où on a tous les services qui rythment votre vie privée et professionnelle à moins de 15 minutes de chez soi, en mobilité douce. Cela donne une ville plus dense et moins énergivore. Plus une ville s’étend à l’horizontale, plus elle consomme et elle nécessite d’élargir le réseau énergétique", poursuit-il.
Un Bruxelles plus dense, plus vertical et décarboné, Inne Mertens l'imagine aussi. Et pour Sibelga cela a de lourdes implications. "Notre rôle historique est de faciliter le marché en relevant les compteurs, en traitant les données et en les remettant aux fournisseurs d'énergie. Mais aujourd'hui, on doit aussi concrétiser les politiques énergétiques, assurer notre rôle de fournisseur social, coordonner le déploiement des bornes de recharge pour véhicules électriques et accompagner la rénovation du bâti public. Désormais, on s’intéresse à ce qui se passe derrière le compteur", expose la patronne.
En clair, le métier se complexifie et s'étend, et cela s'accompagne de toute une série de difficultés, pour beaucoup partagées par les autres acteurs de la ville de demain, dont Vincent Callebaut.
D'abord, il faut intégrer les capacités de production d'énergie renouvelable à l'espace urbain, ce qui n'est pas une mince affaire, faute de place. À Bruxelles, seulement 3% de l'électricité consommée est d'origine renouvelable", pointe Inne Mertens.
"Grâce à l’intégration, dès la conception, d’énergies renouvelables dans les projets architecturaux (fermes éoliennes, canopées solaires, géothermie, biomasse, bio-hydrogène, bio-méthanisation), on parvient à avoir des bâtiments qui produisent plus que ce qu’ils ne consomment et qui pourront redistribuer le surplus aux voisins", ajoute Callebaut, qui y voit une raison de plus pour le GRD de se diversifier, et d'aller "au-delà du compteur".
Ensuite, il s'agit d'adapter le mobilier urbain et les infrastructures aux nouveaux usages. Bornes de recharge, cabines basse tension et câbles et tuyaux viendront inévitablement s'ajouter au paysage de plus en plus massivement. Par conséquent, nos deux intervenants sont catégoriques, il ne sera pas possible d'éviter "une ville en chantier" et les désagréments qui l'accompagnent, même si tous deux souhaitent éviter "l'encombrement urbain", notamment en multipliant les fonctions de chaque élément (lampadaire-borne de recharge, armoire électrique-bibliothèque urbaine, etc.).
Là, Vincent Callebaut se veut optimiste, et dit ne pas y voir une source de frustration. "Les travaux permettent de se dire qu’on est en train de vivre l’adaptation au changement climatique et que l'on fait partie de la solution, de cette génération qui transforme intelligemment les villes", sourit-il. Plus pragmatique, Inne Mertens insiste sur le besoin de planification. "Ce qu'il faut éviter, c'est de jouer au pompier. Il est clair qu’une rue en chantier – même si je comprends que cela puisse être vu comme une opportunité – reste une contrainte immédiate", grimace-t-elle.
On le comprend, la réticence au changement, matérialisée par le phénomène NIMBY (Not In My BackaYard, "pas dans mon jardin" en français) dans tous les pans de la transition énergétique, fait partie des préoccupations majeures de nos deux interlocuteurs. L'une parce qu'elle est en première ligne et qu'elle se frotte au défi de la communication avec les collectivités irritées par les transformations à répétition. L'autre parce que les procédures d'obtention de permis s'en trouvent compliquées. Là encore, l'un et l'autre y voient une bonne raison d'inclure le citoyen en amont de la réflexion.
Mais outre la frustration des populations locales, d'autres freins entravent le progrès de la transition énergétique des villes. "Pour moi, il y a aussi un problème de temporalité. Nos investissements sont à 50 ans. Notre vision est à un horizon très lointain, contrairement à celle du politique. Il va donc falloir concilier cette vision de court terme avec des investissements à très long terme", souligne Inne Mertens.
"Depuis un an, quand on discute avec les promoteurs et les industriels, on voit que le problème c’est l’inflation et l'augmentation des taux d’intérêt. Au final, en Europe, je trouve qu’on a un peu tendance à se réfugier derrière les crises successives pour ne pas agir le jour même, mais plutôt le lendemain. Pendant ce temps, le climat n’attend pas", regrette quant à lui Vincent Callebaut.
Enfin, tous deux font face à un phénomène qui frappe tout le secteur : la pénurie de talents. "Parvenir à recruter les bons profils pour la transition énergétique est un gros tracas pour nous. Trouver des techniciens à Bruxelles est un énorme défi. Nous sommes en compétition avec beaucoup d'acteurs.
Et puis il n’y a tout simplement pas assez de profils à Bruxelles. Il faut réenchanter le métier technique et le féminiser à la base, dans les écoles", observe la patronne de Sibelga.
L'architecte, lui, pointe le besoin d'interdisciplinarité dans les profils, devenu nécessaire à mesure que les métiers se diversifient. "Nous travaillons sur des projets architecturaux qui intègrent des énergies renouvelables, de l’agriculture urbaine et de la digitalisation. Donc, dans l’idéal, nous rêvons d’un profil d’architecte qui a étudié 5 ans l’architecture et qui est également diplômé ingénieur agronome par exemple. Il faut réinventer la façon dont on forme les jeunes aujourd’hui", appuie-t-il.
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