PARIS 2015
FRANCE
MAGAZINE : Libération
TITLE : Interview de Vincent Callebaut
JOURNALIST : Catherine Calvet
DATE : December 2015
FROM : Paris
Continuer à vivre en ville sans aggraver le réchauffement climatique? C’est possible, selon l’architecte Vincent Callebaut. La ville doit devenir intelligente, sobre en carbone, autonome en énergie, grâce à des économies circulaires où tout se recycle indéfiniment sans oublier de rapatrier l’agriculture en milieu urbain. En plus, c’est beau.
Adolescent, Vincent Callebaut ne voulait pas être architecte, plutôt horticulteur, il était passionné par le jardin de ses parents, le verger de ses grands-parents. D’origine belge, il grandit dans une cité minière du Borinage, alors en pleine désindustrialisation. Mais il rêvait un jour d’habiter Paris. Rêve réalisé après des études d’architecture à Bruxelles. Il appartient à la génération écologique élevée avec toutes les prévisions les plus anxiogènes. Et qui imagine des fermes urbaines à New-York comme à Paris. Les villes peuvent-elles produire comme les champs? Fonctionner comme des villages vertueux?
A 20ans, nous étions déjà condamnés à attendre la fin du monde en triant nos ordures et en éteignant la veilleuse de notre télévision. Mais j’appartiens aussi à la génération 2.0., celle qui croise les savoirs. Entre nouvelles technologies de communication et nouvelles technologies de végétalisation des villes, on peut créer des projets hybrides, en rapatriant la campagne dans les villes. Les architectes de mon âge veulent tous construire des bâtiments à énergie positive, déconnectés des réseaux d’énergies traditionnelles, et donc des énergies fossiles. Mon métier d’architecte m’a permis de faire des propositions pour sortir de cette logique de crise imposée.
Il faut imaginer des futurs possibles et avoir des projets enthousiasmants. Le carrefour de contraintes dans lequel nous vivons est aussi propice aux renouvellements. Je n’ai donc pas hésité à travailler sur des projets «manifestes» qui peuvent sembler utopiques mais qui sont tous réalisables, techniquement et économiquement. Dragonfly, par exemple, une ferme verticale à New York le long de l’East River. Pour ce prototype de ferme urbaine exploitée par ses propres habitants, nous avons collaboré avec le MIT [leMassachusetts Institute of Technology] qui était déjà très avancé sur l’agriculture étagée. Nous avons aussi établi des projets d’îles flottantes pour les réfugiés climatiques: Lilypad.
Une ville intelligente doit être autonome en énergie et, contrairement à ce qui se passait avant, les déchets doivent devenir des ressources. Nous pourrions, par exemple, recycler les déchets des fermes verticales dans des façades aquariums avec des bioréacteurs à base d’algues vertes –celles que nous trouvons sur les plages normandes et bretonnes– qui transforment tous les déchets organiques en biofioul. En bas de la tour, des lagunes de phyto-épuration assureraient le recyclage de toutes les eaux usées du bâtiment, avec des bassins agrémentés de poissons et de plantes. La pisciculture permet de fournir des poissons mais aussi de retraiter tous les nutriments qu’ils rejettent en engrais naturel pour les végétaux des jardins suspendus. Il s’agit avant tout d’une économie circulaire où tout est transformé à l’infini. Dragonfly, par exemple, est la juxtaposition d’une tour de bureau avec une tour d’habitation maraîchère. Le soir, la chaleur –notamment celle des data centers– est basculée côté habitation. Souvent, l’intelligence de la ville réside simplement dans sa reprogrammation.
C’est une façon de lutter contre les fortes chaleurs urbaines. Nous avons noté, lors de la dernière canicule en France, que les températures étaient encore plus élevées en milieu urbain. Nous vivons dans des environnements gris trop imperméables, il faudrait les transformer en villes vertes perméables. Une cité capable d’absorber ses eaux pluviales et de se bioclimatiser naturellement. Pour cela, il faut limiter le nombre de façades minérales et les remplacer par des façades et toitures végétales. Nous avons également le projet de rapatrier l’agriculture en milieu urbain. Nous pourrions produire 30% de l’agriculture biologique consommée par les Parisiens. Comme tout est pollué, on a envie de se réapproprier les sites agricoles.
Au contraire, en éliminant les boucles de transports et celles de réfrigération, nous faisons baisser les coûts. Consommons encore plus local qu’avec les Amap. C’est une façon d’inviter le citoyen à devenir acteur de l’économie locale et solidaire. Avec cette agriculture urbaine, nous proposons de nouveaux métiers qui n’existent pas encore. Croiser un architecte avec un ingénieur agronome, un jardinier avec un épicier de détail. Il faut décloisonner les disciplines existantes. Créer de nouveaux métiers un peu funambules prenant en compte les désirs schizophréniques de nos sociétés: être geek, mais aussi grimper aux arbres…
Des agriculteurs citadins, c’est un moyen de rediversifier des villes qui sont devenues entièrement tertiaires. De la biodiversité humaine et professionnelle et plus de mixité sociale. Ces villages verticalisés sont une nouvelle façon de créer du lien social. Ce qui nous tue, aujourd’hui, c’est la monofonctionnalité. Des banlieues-dortoirs; au centre, des quartiers historiques muséifiés ; et enfin des quartiers d’affaires ou de bureaux… La mixité sociale est aussi indispensable que la biodiversité. Nous pourrions aussi cicatriser le périphérique avec de grands jardins nourriciers et retisser des liens entre
Paris et sa banlieue. De même, les espaces de circulations intérieures des immeubles ne doivent plus être plongés dans le noir et éclairés artificiellement mais éclairés et ventilés naturellement. Cela aussi facilite le lien. Sans parler des espaces glauques de parking, qui seront beaucoup moins nombreux et à l’air libre.
Beaucoup moins, elles seront devenues inutiles car tout serait produit surplace. Il faut d’ailleurs récupérer également l’énergie pédestre des piétons. La Gare du Nord est la troisième gare mondiale en termes de trafic. Il y a plus de 750000 voyageurs par jour qui empruntent les 32 quais de la gare. On pourrait recouvrir tout le hall et les quais de dalles piézoélectriques, transformant les pas de ces voyageurs en énergie. La gare serait un bâtiment à énergie positive. Les transports en commun auraient la part belle.
Essentiellement dans des pays émergents. Il y a déjà des fermes verticales à Singapour, dans les Etats du Golfe, beaucoup en Asie. Ce serait pourtant aux villes occidentales de montrer l’exemple, elles sont chronologiquement les premières responsables du réchauffement. Au lieu de cela, elles se présentent comme des villes musées incapables de se réinventer.
La Tour de Taipei est notre projet le plus avancé, elle doit être habitable en 2017.Elle est recouverte de balcons- potagers et elle tire 50%de ses besoins des énergies renouvelables. Sur le toit est prévue une immense pergola photovoltaïque, qui créera l’eau chaude sanitaire ainsi que toute l’énergie nécessaire pour les parties communes de la tour. Construite sur l’une des plus grandes failles sismiques du monde, la tour est entièrement en acier. Elle plie mais ne rompt pas, ses bases sont posées sur un système de roulement à billes, le sol peut bouger indépendamment du bâtiment. Une véritable conception post- Fukushima. Notre ennemi, dans la plupart des pays émergents, est la climatisation mécanique. Les températures peuvent être très élevées, il faut donc imaginer une climatisation naturelle, par la végétation et par plus d’isolation thermique. Par exemple des verres triple-vitrage pour lutter contre le réchauffement intérieur des appartements. C’est l’avantage de la conception spiralée des immeubles en forme d’ADN géant, cela favorise une ombre tournante dans la journée et permet aux arbres de pousser sur des terrasses hautes de deux étages.
Le projet est en chantier depuis avril et sera livré en2019. Il s’étend sur 450000m2. Ce sera un îlot solaire mesurant 250msur 250met de43mdehauteur. Il est recouvert d’une canopée solaire, un peu comme celle des Halles, sauf qu’au lieu des facettes de verre jaune inertes, on a placé des écailles photovoltaïques qui créent l’électricité pour le centre commercial et l’ensemble des parties communes. On s’est également intéressé à une tradition qui date de plus de 3000 ans, utilisée dans l’Egypte des pharaons : les malqaf. Ce sont des cheminées d’aération que l’on fait passer sous les fondations, à 15 ou 20 mètres de profondeur. Elles permettent de rafraîchir l’air extérieur en le ramenant de 40 à 30°C. On peut ainsi créer une oasis urbaine dans un espace semi-désertique.
En 2014, nous avons été sélectionnés par la Mairie de Paris dans le cadre d’un appel à candidatures pour le projet Paris Smart City 2050: l’idée au départ était de développer des prototypes d’immeuble de grande hauteur. Paris a une mauvaise expérience des tours. Montparnasse a un peu sonné le glas de la construction à la verticale. Mais la capitale française est aussi une des villes les plus denses au monde [22000 habitants au kilomètre carré, contre 28000 à New York]. Il n’y a plus de place pour des jardins au sol, la seule solution est la verticalité.
Pour ce projet, nous ne cherchons pas à faire table rase du passé. La ville doit être la manifestation du meilleur de chaque époque. Il y a deux siècles, le baron Haussmann arasé75%del’îledelaCitépourdes raisons hygiénistes et sanitaires. Dans le cadre de la ville intelligente, les nouveaux bâtiments autonomes énergétiquement à 300%pourront alimenter les immeubles haussmanniens énergivores. C’est de la solidarité énergétique. On peut ainsi conserver un patrimoine au sein d’une ville post-énergie fossile. Si c’est techniquement possible, la question est de savoir quels sont les leviers politiques pour y parvenir. J’ai parfois l’impression, en Europe, qu’il y a une rupture générationnelle: on continue à construire des bâtiments inertes, c’est-à-dire qui ont encore besoin d’une énergie extérieure, alors que depuis cinq à dix ans, nous avons les moyens de concevoir des bâtiments autonomes en énergie. Mais un jour sans doute, ce sera moi qui serai complètement dépassé.
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